Cosmogonie
J’ai osé partir, tout brûler derrière moi.
Je ne reviendrai pas.
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La-haut, le ciel est un avenir de nuages en forme de point d’interrogation.
Tandis que j’avance, un vent léger découvre le bleu foncé épais, irradiant de soleil. L’intensité de la couleur me remplit de joie et me pèse tout à la fois. La brise dresse mes poils en les caressant avant de reprendre son chemin. J’entends s’éloigner son bruissement puissant.
La beauté brute de ce nouveau monde sature les sens.
Pas après pas, ma foulée s’allonge et trouve son rythme sur la terre élastique. La plante de mes pieds nus s’enfonce moelleusement dans le sol, je sens ruisseler chaque grain entre mes orteils. L’humus tiède libère un arôme puissant, euphorisant.
Sur mes pas, de tendres vrilles vertes sortent de terre pour s’attacher délicatement à mes chevilles, sans pour autant me retenir.
Car désormais, rien ne peut m’entraver.
Derrière moi s’épanouit un sillage végétal, des gouttes de sueur se détachent paresseusement de ma peau, et en rejoignant le sol forment une flaque. C’est bientôt un ruisseau qui murmure gaiement.
Je sens la joie gonfler ma poitrine et je ris de plaisir.
Inutile de me retourner pour percevoir ce nouveau monde qui croît paisiblement. La vie naît sous mes pas, je l’entends.
Ce n’est que lorsque le soleil se couche que je m’arrête pour contempler le paysage neuf qui s’offre tout autour de moi.
Mon nouveau royaume.
Ici, tout reste à faire.
J’inspire profondément l'air vierge, encore tiède de soleil, et ferme les yeux.
***
Je revois le jardin, sa beauté parfaite figée dans un perpétuel été, les arbres orgueilleux ployant sous leurs fruits lisses et brillants. Un ciel sans nuages, ni nuances. Nulle brise pour troubler les herbes hautes, ni caresser la peau. Il y avait toujours des fruits à portée de main, satisfaisant la faim et étanchant la soif, et la température égale nous préservait du chaud et du froid. Nous ignorions l’inconfort.
“Nous”, car nous étions deux à habiter ce jardin.
Mon cœur se serre au souvenir de mon compagnon perdu, et ma bouche s’emplit d’un goût amer. Les battements de mon coeur résonnent dans mes oreilles, beaucoup trop forts. Je prends une bouffée d’air, écoute le rythme de mon sang se calmer peu à peu, puis reprends le cours de mes souvenirs.
.
Parfois nous recevions Sa visite. Il était d’une essence différente, et nous étions plein de respect et de reconnaissance pour Lui. C’était une vie simple, sans besoins insatisfaits, sans désirs non plus. Notre compagnie nous suffisait. Combien de temps avons-nous vécu de la sorte? Je ne saurai le dire, car le temps naît avec la mort, il n’existe pas là-bas.
***
Au centre de ce que nous pensions être le monde se déployait un arbre assez semblable à tous les autres. Ses branches épaisses étaient chargées de feuilles luisantes et de fruits appétissants, rouges comme le désir. Nous ne l’approchions jamais car Il nous avait interdit de goûter à ces fruits: “Cette chair apporte la Connaissance du Bien et du Mal, et ne doit pas être consommée”. Comme toujours, nous suivions Ses commandements, pensant qu’Il savait mieux que nous ce qui nous convenait. Mais l’oisiveté laissait du temps à notre esprit pour vagabonder.
Une pensée en particulier me revenait souvent.
Pourquoi laisser les fruits de l’Arbre à portée de main, si c’était pour les rendre tabous? La connaissance ne pouvait être un poison.
Voulait-Il mettre à l’épreuve notre obéissance? Ou attendait-Il que nous soyons prêts à y goûter? Craignait-Il que nous ne devenions ses égaux et partagions son pouvoir?
***
Un jour, j’ai osé m’approcher de l’Arbre interdit. Il semblait aussi inoffensif que tous ceux présents dans le jardin. Son bois était joliment veiné, les feuilles vernissées et les fruits appétissants, bien qu’inodores. “Viens, ai-je dit à mon compagnon. Regarde ces fruits!”. Après une hésitation, il m’a rejointe sous les branchages: “Rappelle-toi qu’ils nous sont défendus, il y en a tellement d’autres dans le jardin, délicieux et rafraîchissants. A quoi bon?”
J’ai ri doucement: “Allons, tu peux les toucher au moins, les humer. Pourquoi seraient-ils dangereux pour nous?”.
D’un air de défi, j’ai posé ma main comme une coupe autour d’un fruit. Il était lisse et doux au toucher, comme tous ceux que nous mangions d’habitude. Soudain, j’ai sursauté et lâché prise.
“Que se passe-t-il?
Rien de terrible, simplement je ne m’attendais pas à ce que cela soit tiède.
C’est certainement un avertissement de Sa part, car cet Arbre est tabou.”
J’ai acquiescé et tourné les talons.
***
Ce fut tout pour cette fois-là, mais je continuais à repenser à cette scène régulièrement. S’Il avait voulu nous mettre en garde, n’aurait-il pas rendu le fruit brûlant, impossible à cueillir?
***
Je dois en avoir le cœur net. D’un regard, je m’assure que mon compagnon est endormi dans l’herbe, je me dirige à nouveau vers l’Arbre et choisis un autre fruit à toucher. Il est tiède comme le premier, mais cette fois je le garde dans ma paume. La chaleur est agréable, comme celle de la peau contre laquelle on se blottit. Je m’enhardis et détache le fruit de la branche. Il cède facilement, mais le léger bruit a suffi à réveiller mon compagnon, qui me regarde les yeux écarquillés, et se lève d’un bond pour me rejoindre. Avant de changer d’idée, je croque dans le fruit interdit et le lui tends, car nous partageons tout.
Un goût inconnu, suave et acide, envahit mes papilles, je sens un tourbillon me soulever, mon cerveau se met en ébullition. Des informations par milliards, des connexions qui se forment à la vitesse de la lumière.
Pourquoi nous a-t-Il privés de tout cela ?
Je n’ai pas le temps d’approfondir mes réflexions ni de les partager, car voilà qu’Il se manifeste en tonnant, ivre de colère: “Comment avez-vous osé? Vous n’êtes plus dignes de vivre auprès de moi”.
Puisqu’il en est ainsi, je pars, sans attendre d’être chassée.”
Je sens mon compagnon réticent à me suivre, il a peur de quitter la sécurité de notre jardin, le seul monde qu’il ait jamais connu.
Je le prends par la main, essayant de l’entraîner à ma suite, mais il me lâche, le regret aux lèvres.
Alors, je sens la fureur monter en moi. Après tout, Il nous a faits à son image. C’est Lui qui nous a enseigné la colère.
Résolue, je me repais de tous les fruits à portée de main, et au fur et à mesure une énergie nouvelle se répand en moi, comme un fourmillement.
L’herbe sous mes pieds se met à grésiller. Je marche droit devant moi, sans savoir où je vais, laissant un sillage de flammèches. J’entends le crépitement de l’herbe qui brûle, la fumée irrite mes narines.
Je ne me retourne pas. Il fera seul ses propres choix désormais.
Tandis que je m’éloigne de l’Arbre, je sens monter la chaleur de l’incendie derrière moi, se nourrissant de la beauté artificielle d’Eden.
Photo Drew Beamer sur Unsplash
